Étrangers en vacances
Christof. Enciclopedia delle razze. Dans une vitrine de Sienne, 12 novembre 2010.
Même ici, en France, mais encore bien plus à l’étranger, je suis porté à jouer aux devinettes quant à la nationalité des passants. Je dis jouer, mais ce n’est rien de décidé, ça se déclenche tout seul.
Parfois le jeu cesse immédiatement : les Espagnols sont aisément décelables, et je ne dis rien des Espagnoles qui parlent tellement fort qu’elles n’ont d’égales que les Américaines, à croire qu’on souffre de problèmes d’audition dans ces pays-là. Dans un lieu fermé c’est douloureux.
À quoi les Espagnols sont-ils décelables ? Je ne le sais pas, au fond. Le mois dernier à Lisbonne, le premier dimanche de mon séjour, je me suis arrêté pour déjeuner dans une gargote qui servait une nourriture rudimentaire sur une placette du haut d’Alfama (là où j’ai eu du mal à identifier la nationalité de mes voisines de droite). Aux étrangers, infailliblement détectés par le taulier (tu vois qu’il n’y a pas que moi qui joue à ça) on soumettait un menu trilingue, portugais, castillan, anglais (enfin un genre d’anglais). On s’adressait à eux dans ce dernier idiome, et on attendait d’eux qu’ils rendissent la pareille. (Je m’en suis tenu mordicus à mon portugais lacunaire.)
Le patron adorait les Américains ; pour eux il était aux petits soins ; il aurait fait la danse du ventre — qu’il avait volumineux — s’il l’avait jugé utile à leur agrément. Le couple assis à ma gauche a vite compris le parti qu’il pouvait en tirer : la dame s’est fendue d’un « you speak English very well! » sur un ton qui disait l’inverse mais qui leur a valu double dessert et café gratos.
L’homme acceptait aussi le castillan, avec les peuples subalternes seulement (or c’est la langue qu’employaient avec lui mes deux voisines suédoises en dépit de son entêtement à leur parler en anglais, ce qui m’amusait beaucoup et me les a rendues sympathiques d’emblée).
J’en étais à mon plat de résistance (c’est le cas de le dire) lorsqu’un groupe de jeunes gens provenant du château São Jorge s’est intéressé au menu posé sur un fier lutrin aux confins du domaine. En trois secondes le patron était sur eux, comme un ours ayant flairé une ruche. On a parlementé plusieurs minutes autour du lutrin, mais il a eu le dessus. Une fois installés les jeunes ont négligé le menu trilingue, préférant dire chacun ce qu’il ou elle avait envie de manger, accaparant le type qui s’agaçait. Un comportement d’Italiens — à ceci près qu’ils étaient espagnols. J’ai pensé in petto : vraiment, les jeunes Espagnols en sont venus à ressembler exactement à des Italiens, jusque dans leur goût vestimentaire. Mais la commande finalement passée et les jeunes gens enfin libres de s’adonner à leur conversation, il n’y avait plus à se méprendre : ils étaient bel et bien italiens.
Les Français se reconnaissent à leur air tracassé. On dirait toujours qu’ils ont peur de quelque chose, peur de rater leur journée, de ne pas être à la hauteur, angoissés de passer à côté de la chose à voir, mais plus occupés à chercher les termes dans lesquels ils rapporteront à leurs collègues ce qu’ils ont vu qu’à regarder. On voit qu’ils ne se sentent pas à l’aise. Ils sont tendus. Par conséquent ils commettent effectivement des erreurs : « tu as vu cette cheminée d’usine ? » Raté. Ce qu’il fallait voir se trouvait de l’autre côté du tramway.
Ils s’habillent en vacanciers, vu qu’il sont en vacances. La tenue du vacancier français se procure chez Décathlon ou analogue. De pied en cap. Cet enlaidissement par lui revendiqué l’apparente au vacancier américain. Mais son arrogance lorsqu’elle survient (ce n’est pas rare du tout) est le résultat d’un complexe d’infériorité et d’une réaction au stress : en cela elle est à l’opposé de celle de son collègue américain.
Tu l’as remarqué toi aussi : nos compatriotes à l’étranger sont souvent tristes et antipathiques. Infréquentables.
Lorsque par extraordinaire on tombe sur des Français agréables et tout à leur plaisir d’être là, on s’aperçoit que ce sont des Belges.
With love baby / Witloof Bay, groupe vocal. 2011.
C’est pourquoi il y aurait lieu de militer pour le rattachement de la France à la Belgique. Ça nous ferait le plus grand bien.
L. & L.